Enquête : Sur la piste des 86, mémoires d’un crime nazi.

Pendant plus de 70 ans, des particuliers, associations, chercheurs, militants, journalistes, médecins et anonymes se sont battus pour rendre leur identité et leur dignité à 86 personnes juives, victimes d’un crime nazi survenu en Alsace en 1943. Cet épisode est longtemps resté ignoré de la mémoire collective. Jeanne Teboul, anthropologue,  enquête sur celles et ceux qui ont mené ce combat contre l’oubli.  Dans ce récit inédit, elle revient sur les détails de cette histoire tragique, et retrace la mémorialisation complexe de ce crime dans la société alsacienne contemporaine.

Une enquête en 5 épisodes à retrouver ici

La Cour internationale de Justice et le crime de génocide : analyse du spécialiste Yann Jurovics, ancien juriste auprès des Tribunaux Pénaux Internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda.

Après la procédure engagée par l’Afrique contre Israël, le juriste Yann Jurovics revient avec rigueur sur les mécanismes de la justice internationale en quatre points : la présentation des compétences de la Cour internationale de Justice, la notion de crime de génocide, la procédure et la décision de la Cour suite à la saisine de l’Afrique du Sud et l’analyse du conflit israélo-palestinien  au prisme de la guerre et l’après-guerre. 

Un article à retrouver ici

La zone d’intérêt, de Jonathan Glazer (2024)

La sortie au cinéma du film de Jonathan Glazer, Prix spécial du Jury lors de la dernière édition de festival de Cannes, est l’occasion de se demander s’il est possible de représenter la Shoah dans une oeuvre de fiction. Le débat est ancien, débuté notamment par la critique de Jacques Rivette sur le film Kapo (1959) de Gilles Pontecorvo, avant de connaître un vif regain avec la virulente tribune de Claude Lanzmann à l’occasion de la sortie de la Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993).  

Sylvie Lindeperg, historienne, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’histoire du cinéma, Ophir Lévy,  maître de conférences en Études cinématographiques et Michaël Prazan, écrivain, réalisateur et documentariste échangent sur le rapport entre cinéma et Shoah tout en disséquant le dispositif visuel et sonore développé par Jonathan Glazer pour reconstituer la vie quotidienne du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de sa famille dans leur maison cossue, jouxtant le camp de concentration. 

Un débat à retrouver ici. 

 

De l’antiquité à aujourd’hui, une longue histoire de l’antisémitisme

Histoire de l’antisémitisme en 4 volets sur Arte, comme un cours d’histoire en 4 chapitres.

” Pourquoi la haine des Juifs n’a-t-elle cessé de renaître au fil des époques ? De l’antijudaïsme à l’antisémitisme moderne, cette série documentaire explore les multiples facettes du phénomène, de ses origines jusqu’à nos jours. Sur fond de commentaire et d’analyse d’une trentaine d’experts internationaux, le récit s’appuie à la fois sur un corpus d’archives et sur des images historiques en 3D.”

Histoire de l’antisémitisme :

(1/4) Aux origines, 38-1144 (53′) / (2/4) Le temps du rejet, 1144-1791 (57′) / (3/4) De l’émancipation à la Shoah, 1791-1945 (58′) / (4/4) Les nouveaux visages de l’antisémitisme, 1945 à nos jours (57′)

Combattre la négation de l’Holocauste sur les réseaux sociaux : TikTok s’associe à l’UNESCO et au CJM…

… à l’occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste (27 janvier)

D’après les données des Nations Unies et de l’UNESCO, 17 % du contenu en lien avec l’Holocauste posté sur TikTok nie ou déforme l’Holocauste. Face à ce problème, la plateforme a décidé d’agir, en s’appuyant sur l’expertise de l’UNESCO et du CJM.”

Désormais si les utilisateurs de TikTok cherchent des termes associés à l’Holocauste, tels que « victimes de l’Holocauste » ou « survivants de l’Holocauste », ils verront apparaître en tête de leurs résultats de recherches une bannière les invitant à visiter le site du CJM et de l’UNESCO : www.aboutholocaust.org/fr.

Le site AboutHolocaust.org, hébergé conjointement par le CJM et l’UNESCO, expose dans 19 langues les faits concernant l’Holocauste, sensibilisant les utilisateurs aux origines historiques du génocide, à son processus et ses conséquences.

En savoir plus sur le négationnisme : https://www.conspiracywatch.info/negationnisme

https://www.conspiracywatch.info/negationnisme

Un candidat en campagne sur fond de falsification de l’Histoire.

Laurent Joly, spécialiste du régime de Vichy et de sa politique antisémite, publie un petit livre synthétique, clair et précis pour déconstruire les propos récents du candidat à la présidentielle. Fruit d’une enquête de plus de deux ans, fort de recherches historiques étayées, le livre montre comment l’histoire de Vichy et de la “Solution finale” a été écrite depuis 1945. A contre-courant de la version d’Eric Zemmour, Laurent Joly montre ainsi que “le choix par Vichy de la collaboration n’était absolument pas une fatalité” : “les Allemands sont obligés de négocier avec Vichy quand ils veulent massivement des juifs. Il y a une convention d’Armistice.”

Un entretien à retrouver ici

Un point d’Histoire

Alors qu’il est désormais candidat à la présidence de la République française, Eric Zemmour se fait le chantre d’un roman national dans lequel il tord régulièrement le fil de l’Histoire, en en réinterprétant et manipulant les faits. Ainsi il répète notamment depuis 2014 que le régime de Vichy aurait « protégé les juifs français et donné les juifs étrangers ». Cible du polémiste, l’historien américain Robert O. Paxton répond, dans une interview vidéo accordée au « Monde » depuis New York. 

L’historien américain, auteur de “Vichy et les Juifs” (1981), n’est pas le seul à démonter l’argumentation du polémiste. Ainsi, dans un entretien accordé au magazine Télérama, l’historien Laurent Joly rappelle qu'”aucun historien n’a jamais pris au sérieux la théorie d’un Pétain sauveur“.

“Eparses”

Georges Didi-Huberman, Eparses, Les Editions de Minuit, 2020.

Compte-rendu établi par F. Romanet et publié sur le site Sifriatenou.

« Des images survivantes ».

Eparses, διεσπαρμένος en grec, qui donne aussi ses racines au mot diaspora. Comme autant d’individus dispersés, autant de fragments éparpillés, clairsemés, égarés. Disparus.

Le promeneur qui, aujourd’hui, arpente les rues de Varsovie à la recherche de la vie juive, en quête de l’histoire de sa population, n’a de cesse de se confronter aux traces d’une disparition, aux lambeaux d’un passé qu’il doit recomposer. Ici, un fragment de mur, là une plaque commémorative ou bien encore quelques mètres d’une rue pavée où demeurent incrustées les rails d’un tramway désormais fantôme. S’y aventurer avec les données cartographiques et les photographies d’avant-guerre est peine perdue. La ville actuelle n’a plus rien à voir avec celle que connurent environ 350 000 juifs qui y vivaient avant 1945. La capitale polonaise n’était plus qu’un vaste champ de ruines au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Et le quartier juif, tout comme sa population, y subit une destruction systématique et programmée. Aussi, pour en comprendre son histoire, il faut revenir aux sources, aux preuves tangibles de ce passé et mener un véritable acte de collectes, de recomposition à partir d’un corpus disparate et épars. Cette démarche est celle que déploie Georges Didi-Huberman qui, après avoir (re)découvert les fragments éparpillés de son histoire familiale, entre la France et la Pologne, part à la recherche de photographies délaissées dans les archives de l’Institut Historique Juif de Varsovie.

 Une part de l’intime.

Pour Georges Didi-Huberman https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Didi-Huberman, « il y a toujours un médium entre le contact et la distance : une vitre, une membrane, un diaphane, de l’air, de l’eau » (p. 11). Il y eut donc, d’abord, quelques fragments épars de l’histoire de Jonas Huberman et de Rywka Szajman, ses grands-parents, mariés en 1923 à Varsovie, morts à Auschwitz-Birkenau. Des fragments de vie en papiers jaunis : une ketouba (contrat de mariage) de la synagogue de Ghriba en Tunisie https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/tunisie-la-synagogue-de-la-ghriba-le-tresor-de-djerba_2308185.html  , une déclaration du général de Gaulle saluant les engagés des Forces Françaises Libres, des actes du Bureau des décorations du ministère de la Guerre, un certificat de mariage, deux cartes d’identité, dont une établie par un faussaire pour Esther Huberman, née en 1925, accompagnée de son diplôme du baccalauréat de la série « Philosophie-Lettres » délivré rétroactivement le 8 novembre 1944. Trois petits carnets de poésie, manuscrits, où se croisent Goethe, Hölderlin, Théophile Gautier et puis Il pleure dans mon cœur de Verlaine et cette Invitation au voyage de Baudelaire.  A cela s’ajoutent, dans une accidentelle confrontation, un timbre à l’effigie du maréchal Pétain et un feuillet reprenant les paroles de Kessel pour son Chant des partisans. Mais aussi deux lettres adressées en 1943 à une parente de Varsovie afin qu’elle puisse venir retirer quelques fonds « de secours ». Les lettres auront été retournées à l’expéditeur, faute d’avoir trouvé leur destinataire. En effet l’Aktion Reinhard https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/operation-reinhard-einsatz-reinhard avait débuté depuis le 22 juillet 1942 annonçant les grandes déportations depuis le ghetto de Varsovie vers le centre de mise à mort de Treblinka https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/treblinka. L’une de ces lettres revint donc en France entre les mains de Jonas Huberman et de sa femme, quelques mois seulement avant qu’ils ne soient tous deux dénoncés par un voisin et « envoyés en Pologne, via Drancy, par le convoi n°72 du 29 avril 1944, à Auschwitz-Birkenau pour y être gazés » (p. 18). Voilà tout ce qu’il reste des aïeuls de l’auteur. Une petite liasse de papiers familiaux, jaunis, épars comme autant de rémanences de vies décimées. Des liens ténus entre la France et la Pologne racontant, par instantanés, le récit des disparus, l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe. De « pauvres papiers jaunis (…). Feuilles sèches ou écorces tombées d’un arbre généalogique, lui-même inséparable de cette vaste forêt qu’on appelle histoire. L’espace est immense » (p.19). Ou parfois limité, par le hasard des rencontres.

Des fragments d’Histoire.

A l’occasion d’un cycle de séminaires à l’Ecole des hautes Etudes en Sciences sociales au printemps 2017, Georges Didi-Huberman est revenu sur l’histoire du ghetto de Varsovie https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/warsaw  afin de pénétrer les mécanismes de soulèvement de ceux qui se savaient acculés. « Comment se soulève-ton lorsque est dos au mur, le mur du ghetto s’entend, mais aussi le mur d’une absence programmée de toute issue viable » (p. 25).  Pour répondre à cette question, le philosophe se saisit naturellement des archives constituées notamment par Emanuel Ringelblum http://www.memorialdelashoah.org/upload/minisites/ringelblum/shoah/exposition/l-historien-ringelblum.htm, cette « figure tutélaire » de l’expérience du ghetto.  Constituant autour de lui un groupe de bénévoles du nom de “Oyneg Shabes” (“Joie du sabbat”, en yiddish), il entreprit la relation permanente du ghetto, de sa création à sa liquidation, par la quête et la collecte de documents multiples, témoignages épars mais traces tangibles de son histoire. Parmi ces traces, des sources iconographiques que Didi-Huberman choisit de confronter à des images produites par les Allemands, notamment les photographies du Rapport Stroop de mai 1943, réalisées lors que la liquidation du ghetto https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/artifact/stroop-report-cover. Après avoir confronté ces sources, donné la parole aux archives pour réveiller celles des témoins disparus et éclairé ce que se soulever veut dire, il rencontra à la fin d’une conférence Rafal Lewandowski, à l’origine d’un travail sur les rapports entre photographie et archéologie. Ce dernier lui révéla alors l’existence « d’un petit corpus de photographies inclus par Emanuel Ringelblum et son équipe dans le tas d’archives enterrées le 3 août 1942, au treizième jour de « la grande déportation » des juifs du ghetto » (p. 27). Un petit corpus photographique peu, voire pas étudié, jamais publié. « Un trésor muet – mais un trésor de cris muets, « un trésor de souffrances », comme disait Aby Warburg » (p. 28). Un trésor appelant au retour, « dans cette ville spectrale qu’est Varsovie ».

Retour sur les traces égarées du ghetto, à Varsovie.

Marcher dans Varsovie aujourd’hui, ce n’est rien voir de cette histoire précisément documentée par le groupe d’Emanuel Ringelblum. La ville d’alors et son ghetto n’existent plus, totalement rasés, réduits à néant par la volonté du général SS Jürgen Stroop https://www.cairn.info/revue-le-monde-juif-1978-2-page-59.htm. « Il avait incendié immeuble après immeuble. Il avait fait dynamiter la grande synagogue. Il aura fini par réduire tout l’espace du ghetto à un pur et simple désert de gravas. Sur les photos de cette époque, seul émerge d’un paysage de rocaille le clocher de l’église la plus proche : ce qui témoigne d’une dévastation ciblée, sans précédent » (p. 30) https://fr.timesofisrael.com/nous-ne-mourrons-pas-en-esclaves-recit-de-la-revolte-du-ghetto-de-varsovie. Du 1er au 3 octobre 2018, Georges Didi-Huberman arpente la ville en compagnie de Agnieszka Kajczyk qui travaille à l’Institut historique juif de Varsovie, où sont conservées les archives d’Oneyg Shabes. Quelques pavés d’époque, quelques mètres de rail de tramway, un pan de mur préservé du mur du ghetto dans une arrière-cour, vestiges épars d’une histoire définitivement effacée. Çà et là, des indications mémorielles comme ce panneau rappelant la localisation de l’Umschlagplatz, « la place de tri et de « transbordement » d’où partait les convois vers les chambres à gaz de Treblinka ». Ce qui finalement témoigne ici de ce que fut l’histoire du ghetto est sis rue Tłomackie, jouxtant la grande synagogue dynamitée, aujourd’hui remplacée par le siège des assurances Metlife – la meilleure compagnie pour souscrire une assurance-vie (sic.). L’Institut historique juif de Varsovie https://www.jhi.pl/   conserve, autant qu’il expose et explique, les archives Ringelblum, qui avaient été cachées dans des boites de fer-blanc et des bidons de lait avant d’être enterrées, notamment dans les caves d’un immeuble au 68 de la rue Nowolipki et retrouvées pour partie en 1946, puis en 1950, grâce à l’obstination de Rachel Auerbach et Hersch Wasser, deux des trois survivants du groupe Oneyg Shabes. L’Institut donne donc à voir « un objet à mi-distance d’une urne funéraire et d’un récipient d’où toute une vie sortirait pour crier son récit de de mort » (p. 44). Le récit de toute la vie de la population juive de Varsovie, obstinément édifié par Emanuel Ringelblum, mû par trois gestes impérieux ; demeurer dans le ghetto, porter secours à ceux du ghetto, écrire l’histoire en marche du ghetto. Trois gestes autant majeurs que politiques destinés à constituer « un corpus de témoignages destinés à porter plainte au tribunal de l’histoire » (p. 33). Un corpus dont 35 369 pages ont été retrouvées après la guerre. Des pages en partie écrites par « un mourant qui regardait, aussi lucidement que possible – prenant fébrilement ses notes, accumulant papiers sur papiers-, mourir son propre peuple » (p. 41).

Retourner pour venir voir ou bien essayer voir.

Après avoir arpenté Varsovie, Georges Didi-Huberman parcourt le fonds Ringelblum. Il saisit le combat et la colère qui en anime ses auteurs mais jamais la résignation. Aux Lettres sur l’anéantissement des Juifs de Pologne, succède le Journal de Ringelblum qui fait se fait écho de la « Tragédie des enfants juifs », dresse une « Histoire de l’aide sociale à Varsovie au cours de la guerre » et décrit aussi « Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie ». Demeurer, porter secours, écrire, jusqu’au bout, pour continuer à faire une communauté animée d’une énergie de vie, jusqu’à la destruction. Puis, Georges Didi-Huberman se fait accompagner dans « une petite pièce au plafond bas, éclairée d’une froide lumière au néon. Il n’y a rien là que quelques grands coffres-forts gris, une modeste table et trois ou quatre chaises. Rien de plus, si ce n’est quelques cartons rangés dans un coin, un système de ventilation et, au mur, un portrait photographique d’Emanuel Ringelblum encadré de bois sobre. C’est la salle de l’archive » (p. 50). Là, une grande boîte de carton gris à l’intérieur de laquelle un classeur aux anneaux métalliques. Là, la raison du retour. Une soixantaine de photographies accompagnées de notices explicatives sommaires. Des photos disparates, tant par leur matériau (« différences de papiers, de conditions techniques » (p. 98)) que par leurs origines (auteurs ? dates ? en lien direct avec l’activité d’Oneyg Shabes ? regroupées ici après la découverte des archives à partir de 1946 ?). Cette mise à l’écart de cet ensemble de photographies qui questionnent n’est pas sans interroger aussi sur la place de ces instantanés dans la constitution du corpus archivistique. En témoigne la décision faite par l’Institut en 2014 de séparer « l’archive proprement dite de ce qui était nommé, comme pour un fourre-tout de curiosités annexes, la « documentation » » (p. 99).  Georges Didi-Huberman s’engage alors dans une réflexion sur la place que les chercheurs accordent aujourd’hui aux photos et à leur usage pour faire de l’Histoire. Ainsi « pourquoi séparer les « papiers-documents » des « papiers-photos » ? N’est-ce pas du papier dans tous les cas ? Ne sont-ce pas d’essentiels témoignage pour notre histoire moderne dans tous les cas ? (…) [Ne s’agit-il pas là] d’un répertoire d’époque, écrit à la main, et dans lequel les photographies sont recensées au même titre que les textes les plus importants ? ». La réflexion du philosophe renvoie ainsi au travail actuel de l’historien Tal Bruttmann sur l’Album d’Auschwitz entre objet et document d’histoire https://www.youtube.com/watch?v=gRvxkyzjCZM .

Dépassant l’émotion de la vision des disparus sur ces photos disparates, Georges Didi-Huberman les prend alors dans leur ensemble, les considérant de fait pleinement comme indissociable de l’objet et du document d’histoire. La posture est donc d’essayer voir, de regarder afin de comprendre et de saisir le sens. Le constat premier sonne comme une évidence. L’ensemble photographique est d’abord cohérent de par le fait que tous les clichés ont été pris de l’intérieur du ghetto et résonne pleinement avec la démarche archivistique du groupe Oneyg Shabès et des intentions d’Emanuel Ringelblum. Et même si ces photos témoignent d’instantanés épars, le philosophe en dégage ce qui lui semble être les trois paradigmes ayant guidé leurs prises de vues. Des paradigmes aussi méthodiques que ceux ayant porté le travail de collecte des archives du ghetto. Pour les auteurs de ces instantanés, il s’agissait tout d’abord de documenter la vie dans le ghetto au prisme du regard du gouvernement des oppresseurs.  Malgré l’absence des Nazis sur les clichés, l’omniprésence du mur en devient la métonymie de l’oppression. « Le mur du ghetto offrait donc l’emblème impersonnel, mais aussi le dispositif technique premier, de la politique menée par les Allemands : boucler, isoler, affamer, exterminer » (p. 101). Documenter ensuite la vie dans le ghetto au prisme du regard du gouvernement des opprimés avec ses différents topiques sur le fonctionnement du Judenrat de Varsovoie, cette administration dirigée par Adam Czerniaków https://www.editionsladecouverte.fr/carnets_du_ghetto_de_varsovie-9782707139375  et chargée de faire le lien entre les autorités nazies et la population juive du ghetto. Ici, plus de métonymie. La police juive y est largement représentée. « Ce n’est plus chose impersonnelle, une pure opacité, mais un corps social : de jeunes et robustes Juifs polonais ayant accepté ce sale boulot comme garantie de certains privilèges » (p. 102). Documenter enfin la vie dans le ghetto au prisme du peuple ingouvernable : « le peuple des sans-noms, des naufragés » du ghetto qui tentent de vivre malgré-tout. Sur ces photographies, « il n’y a plus rien de la formule compassée du « portrait de groupe » : les gens sont comme approchés un à un, comme s’ils étaient familiers à celui qui les regarde. Ils sourient quelquefois, signe qu’ils ont confiance : c’est un des leurs qui les photographie et qui les comprend » (p. 105).  Mais au-delà de ces paradigmes, les photographies, reléguées dans cette petite pièce à l’écart de l’exposition, révèlent, en filigrane, la même position éthique qui a porté l’action d’Oneyg Shabès, une position relevant du « contrat moral » entre ce groupe, résistant par la collecte, et la communauté à laquelle il appartient et qui comme elle disparait. Un véritable contrat de confiance, « comme quand les destinataires de courriers familiaux confiaient leurs papiers aux collecteurs de l’archive Ringelblum. C’est la même confiance (…) à l’œuvre dans la plupart des images (…), c’est-à-dire dans la relation établie entre le photographe et le photographié » (p. 108). Une relation de confiance que Georges Didi-Huberman résume dans « une formule à la tonalité quelque peu lugubre : (…) alors les mourants se regardèrent les uns les autres ».

Ainsi, « chaque document d’Oneyg Shabès, qu’il soit manuscrit ou photographié, construit bien cette double distance où l’émotion peut se faire connaissance et la connaissance émotion » (p. 109).

Des capsules de temps pour écrire l’Histoire.

Ici, à l’Institut historique juif de Varsovie, Georges Didi-Huberman aura ouvert de minuscules et multiples capsules de temps, entre instantanés papiers et instantanés photographiques. Des instantanés égrainés, épars, au rythme de la destruction. Mais des instantanés de vie d’un peuple en lutte contre l’inexorable, d’un peuple écrivant sa propre disparation. Pour « jusqu’au bout ne pas perdre le contact avec son esprit, jusqu’au bout le faire parler. Imaginer, considérer, s’interroger, critiquer, commenter : continuer de lire le monde » (p. 125). Surtout, en mêlant analyse des archives exposées et publiées avec ces photographies laissées à l’abandon du regard, il aura montré l’extrême richesse de la geste du groupe d’Emanuel Ringelblum. Une geste clandestine, aussi bien au regard du Judenrat que des autorités nazies, et qui permet non pas de saisir l’histoire du peuple du ghetto comme un tout qui se meurt, mais bien l’histoire d’un peuple épars dans la vie, marqué par sa diversité, sa pluralité, qu’elle soit politique, sociale, religieuse ou culturelle. Bien loin de la propagande véhiculée par l’idéologie nazie et du discours antisémite essentialisant.

Finalement… « Eparses, les mises au monde de notre histoire. La destruction éparpille tout : choses, corps, âmes, espaces, temps. Tout est fracassé, fractionné, fragmenté. On ne verra d’abord que les gravats. Tout est déchiré. Tout part, en morceaux épars, à la dérive. Plus rien n’est un. Mais, de ce multiple en éclats, il peut naître aussi quelque chose, pour peu qu’un désir se lève à nouveau, qu’une voix s’élève, qu’un signe soit jeté vers le monde futur, qu’une écriture prenne le relais » (p. 157).

En étudiant l’écriture de l’histoire par Emanuel Ringelblum, Georges Didi-Huberman éclaire aussi un peu la sienne, celle de ses racines, de Jonas et Rywka, ses grands-parents. Et au-delà, il nous montre que l’histoire des autres à toujours quelque chose à nous apprendre sur la nôtre.

Bibliographie

Samuel D. Kassov, Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Champs Histoire, 2007.

            L’historien, déployant un talent évident de conteur, écrit l’histoire non seulement d’Emanuel Ringenblum et de sa d’une famille, mais aussi de l’historien et de son groupe Oneyg Shabes.  Témoignage sur la vitalité de la cuture Yiddish, c’est aussi le récit de sa destruction et de son people lors de la Shoah.

Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Les Editions de Minuit, 2004

« En août 1944, les membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau réussirent à photographier clandestinement le processus d’extermination au cœur duquel ils se trouvaient prisonniers. Quatre photographies nous restent de ce moment. On tente ici d’en retracer les péripéties, d’en produire une phénoménologie, d’en saisir la nécessité hier comme aujourd’hui. Cette analyse suppose un questionnement des conditions dans lesquelles une source visuelle peut être utilisée par la discipline historique. Elle débouche, également, sur une critique philosophique de l’inimaginable dont cette histoire, la Shoah, se trouve souvent qualifiée ».