Philippe Sands, avocat franco-britannique spécialiste du droit international et des crimes de guerre, tisse des liens entre son aïeul, deux juristes juifs et le procès des responsables du IIIe Reich.
Une oeuvre fondamentale pour comprendre les notions de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide et les enjeux mémoriels qui en découlent.
Mais revenons à l’invitation. Car celle-là était de provenance inattendue. Elle émanait de l’université de droit de Lviv, qui lui demandait de venir parler de ses travaux. Centre historique de la Galicie, le pays de Joseph Roth et de Sacher-Masoch, Lviv – qui se trouve aujourd’hui en Ukraine mais s’appela jadis Lemberg, Lwow ou Lvov, selon qu’elle était autrichienne, polonaise ou russe – joue presque le rôle d’un personnage à part entière dans ce livre. En effet, tous les fils narratifs ne cessent de nous y ramener.
Emergence d’une justice internationale
Premier fil : c’est à Lviv qu’ont vécu deux brillants juristes étonnamment peu connus du grand public, mais dont l’apport est crucial pour l’émergence d’une justice internationale. Le premier, Hersch Lauterpacht (1897-1960), a défini le concept de « crime contre l’humanité », tandis que le second, Raphael Lemkin (1900-1959), a forgé celui de « génocide ». « La distinction est simple, expliquait Philippe Sands en octobre 2016 lors d’une conférence à New York. Elle est liée à l’intentionnalité. Pour Lauterpacht, un meurtre d’individus à grande échelle, s’il relève d’un plan systématique, sera un crime contre l’humanité, tandis que, pour Lemkin, il sera un génocide s’il est dicté par l’intention de détruire un groupe, en l’occurrence le groupe dont ces individus font partie. » Cette tension entre les deux concepts, Sands explique qu’elle n’a pas cessé de le hanter depuis. « C’est une question qui nous touche tous, dit-il. Chacun de nous se demande qui il est, et comment il souhaite être défini : comme individu ou comme membre d’un groupe ? »
Deuxième fil : en août 1942, un certain docteur Frank arrive à Lemberg. Hans Frank n’est pas seulement le gouverneur général de la Pologne occupée. Il est aussi « l’avocat préféré d’Adolf Hitler ». Après deux jours à Lemberg, c’est dans l’auditorium de l’université qu’il annonce l’extermination des juifs. Quatre ans plus tard, Lauterpacht assiste à Nuremberg au procès de Frank. Lemkin le suit depuis Paris à la radio. Tous deux n’ont pas seulement travaillé en tant que juristes avec l’accusation, ils ont aussi perdu une partie de leurs familles dans le processus d’extermination et se battront jusqu’à leur dernier souffle pour que justice soit rendue.
Troisième fil narratif enfin : il se trouve que c’est à Lemberg qu’est né le grand-père maternel de Philippe Sands, Leon Buchholz. C’est là qu’il a vécu jusqu’à ce que le nazisme l’oblige à fuir. Derrière lui, il laissait lui aussi une partie de sa famille, qui périra massacrée. Ainsi qu’une bonne dose d’opacité. « Je savais peu de chose de ses années avant 1945, car il n’avait jamais voulu en parler, raconte son petit-fils. On disposait bien de bribes d’informations, mais Leon avait enfermé la première moitié de sa vie dans une crypte. » Un silence qui n’est pas sans conséquences. « Pourquoi avais-je choisi d’étudier le droit ?, s’interroge Sands. Et pourquoi le type de droit qui avait manifestement des rapports avec une histoire de famille tue ? »
Au point exact où la grande histoire et l’histoire personnelle fusionnent
Pour répondre à ces questions, l’auteur n’acceptera pas seulement l’invitation à Lviv. Ce n’était qu’un début. Il poursuivra l’enquête à travers ce livre où s’entrelacent magistralement tous ces fils pour se rejoindre au point exact où la grande histoire et l’histoire personnelle fusionnent. « Trouver cet équilibre a été difficile, confie-t-il. A un moment, j’ai été tenté d’écrire deux livres, un sur mon grand-père Leon, et un autre sur Nuremberg et le droit international. Mais mon agent littéraire m’en a dissuadé. C’était ce mélange qui rendait, à ses yeux, le livre unique. Je devais persister, même si cela prenait des années. De fait, il m’aura fallu six ans et quatre versions successives pour arriver à celle-là. »
Philippe Sands n’était pas au bout de ses surprises. Non seulement Retour à Lemberg a connu un succès retentissant aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, où il a remporté de nombreux prix, mais il aura aussi valu à son auteur une rencontre des plus inattendues : celle de Niklas Frank, le fils d’Hans Frank, que Philippe Sands interroge sur son héritage dans un film pour la BBC, My Nazi Legacy (« Mon héritage nazi », de David Evans, 2015), récompensé par le Festival international du film de Jérusalem.
John le Carré a qualifié Retour à Lemberg de « réussite monumentale ». Cette réussite n’est pas seulement littéraire. Il est probable que le livre a déjà contribué à faire progresser encore l’arsenal juridique et sa philosophie. La Commission du droit international des Nations unies est justement en train d’élaborer un projet de convention visant à punir les crimes contre l’humanité.
CRITIQUE
Petit-fils, écrivain, juriste et détective
Ce n’est pas un manuel de droit, même si l’on y suit la naissance de deux concepts juridiques essentiels du XXe siècle, ceux de crime contre l’humanité et de génocide. Ce n’est pas un ouvrage d’histoire, même si, avec celle de leurs inventeurs, Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, on plonge dans ce Monde d’hier, cher à Stefan Zweig (1944). Ce ne sont pas non plus des mémoires même si, comme dans un thriller, on suit les traces du grand-père de l’auteur, Leon Buchholz, né à Lemberg en 1904, un homme qui avait enterré la première partie de sa vie, lorsque, sous la menace nazie, il avait dû fuir Lemberg puis Vienne jusqu’à Paris.
Qu’est-ce alors que ce Retour à Lemberg ? Un fascinant objet littéraire – la fluidité du style et la composition forcent l’admiration – mêlant tout cela et bien d’autres choses encore, dont une réflexion très personnelle et complètement universelle, sur ce qui constitue le noyau dur de nos identités, l’idée d’appartenance, les traces indélébiles laissées par les secrets de famille et tous ces silences qui, à notre insu, nous hantent et nous façonnent.
Sands s’y montre sous les traits d’un visionnaire optimiste – nous ne sommes encore qu’aux débuts du droit international. D’un petit-fils bouleversé par l’émouvante histoire de sa famille maternelle. Et d’un avocat-écrivain-détective exceptionnel, nous obligeant à tourner fiévreusement chaque page de ce très saisissant ouvrage.
Article de Florence Noiville, p https://www.lemonde.fr/livres/article/2017/09/14/philippe-sands-de-lviv-a-nuremberg_5185378_3260.html.